L’Islande, terre de glace et de feu, est un paysage où la nature impose sa force brute et où les frontières entre le visible et l’invisible semblent particulièrement ténues. Au cœur de cette topographie spectaculaire, un folklore riche et complexe a pris racine, peuplé de créatures qui habitent les champs de lave, les cascades et les collines rocheuses. Ce monde souterrain, connu sous le nom de Huldufólk ou « peuple caché », n’est pas qu’une simple collection de contes pour enfants. Il imprègne la culture, façonne les mentalités et influence même des décisions très concrètes, comme le tracé des routes. Comprendre ces mythes, c’est toucher à l’âme d’une nation façonnée par l’isolement, la rudesse de son environnement et un héritage viking toujours vivace.
Les personnages des mythes et légendes islandais
Le panthéon des créatures islandaises est loin d’être homogène. Il constitue un écosystème complexe où chaque être possède ses propres caractéristiques, son habitat et sa relation avec le monde des humains. Des esprits de la nature bienveillants aux monstres dévoreurs d’hommes, le folklore offre une galerie de portraits fascinants qui incarnent les différentes facettes du paysage islandais.
Le Huldufólk : une société parallèle
Le terme générique Huldufólk désigne l’ensemble de ces êtres surnaturels qui vivent dans une dimension parallèle à la nôtre. Bien qu’invisibles à la plupart des humains, ils peuvent choisir de se révéler et interagir avec notre monde. Leur société est souvent décrite comme un miroir de la société humaine, avec ses fermes, ses églises et ses hiérarchies. Les principaux membres de ce peuple caché incluent :
- Les elfes (Álfar)
- Les trolls (Tröll)
- Les nains (Dvergar)
- Les géants (Jötnar)
- Divers esprits de la nature et fantômes
Des natures et des intentions variées
Il serait erroné de classer ces créatures de manière simpliste entre le bien et le mal. Leur moralité est souvent ambiguë et dépend des circonstances. Un elfe peut se montrer généreux envers un fermier respectueux de son territoire, mais implacable envers celui qui oserait perturber sa demeure. Les trolls sont généralement perçus comme dangereux, mais certaines légendes racontent des histoires de trolls ayant aidé des humains en détresse. Cette complexité reflète une vision du monde où la nature n’est ni bonne ni mauvaise, mais simplement puissante et exigeant le respect.
Cette galerie de personnages fantastiques ne sort pas de nulle part. Elle puise ses racines dans un passé lointain, où les croyances païennes des premiers colons se sont heurtées et mélangées à de nouvelles influences religieuses et culturelles.
Origine du peuple caché : les influences historiques
Pour comprendre la persistance de ces mythes, il faut remonter aux origines du peuplement de l’île. Les légendes du Huldufólk sont le fruit d’un long processus de synchrétisme, mêlant la mythologie nordique importée par les Vikings à l’influence du christianisme et aux réalités de la vie sur une terre isolée et souvent hostile.
L’héritage de la mythologie nordique
Les premiers colons norvégiens, arrivés en Islande à partir du IXe siècle, ont emporté avec eux leur panthéon de dieux, de déesses et de créatures mythologiques. Les elfes, nains et géants que l’on retrouve dans les sagas islandaises sont les descendants directs des Álfar, Dvergar et Jötnar des Eddas, les textes fondateurs de la mythologie scandinave. Ces êtres n’étaient pas de simples figures de contes, mais des forces cosmiques à part entière, intégrées dans une vision du monde païenne complexe.
La synthèse avec le christianisme
L’arrivée du christianisme en l’an 1000 n’a pas effacé ces croyances anciennes. Au contraire, elles se sont adaptées et transformées. Une des légendes les plus populaires sur l’origine du Huldufólk en est la parfaite illustration. L’histoire raconte qu’un jour, Dieu rendit visite à Adam et Ève. Ève, n’ayant pas eu le temps de laver tous ses enfants, cacha les plus sales. Quand Dieu lui demanda si elle lui avait présenté tous ses descendants, elle mentit. Dieu décréta alors : « Ce qui m’a été caché sera aussi caché aux yeux des hommes ». Ces enfants devinrent ainsi les premiers membres du peuple caché, les elfes. Cette histoire christianise une croyance païenne, lui donnant une légitimité et assurant sa survie.
Parmi toutes ces créatures, les elfes occupent une place de choix dans le cœur des Islandais, incarnant un lien privilégié et respectueux avec l’environnement naturel.
Les elfes : des créatures emblématiques de la nature
Les elfes, ou Álfar, sont sans doute les membres les plus connus et les plus respectés du Huldufólk. Loin de l’image des petites fées ailées de certaines traditions, les elfes islandais sont des êtres puissants, étroitement liés aux forces de la nature et gardiens de lieux sauvages. Leur présence est une réalité avec laquelle il faut composer.
Gardiens des lieux sacrés
Les elfes sont réputés habiter dans des rochers, des collines et des formations de lave spécifiques, appelés álfhóll. Ces lieux sont considérés comme sacrés et il est formellement déconseillé de les déranger. Jeter des pierres, construire à proximité ou même faire trop de bruit peut provoquer leur colère, entraînant malchance, maladie ou accidents. Cette croyance ancre le respect de la nature dans le quotidien. Ne pas déranger une pierre n’est pas seulement une superstition, c’est un acte de reconnaissance envers les forces invisibles qui habitent le paysage.
Une cohabitation codifiée
Vivre aux côtés des elfes implique de respecter un certain nombre de règles non écrites. Les Islandais savent qu’il ne faut pas construire sa maison sur un chemin elfique, car cela perturberait leurs déplacements entre les mondes. Des périodes de l’année, comme Noël et le Nouvel An, sont particulièrement propices aux interactions, car les elfes sont alors en plein déménagement et peuvent se montrer au grand jour. C’est un temps où la prudence est de mise, mais aussi une occasion de leur laisser des offrandes pour s’attirer leurs bonnes grâces.
Si les elfes représentent une nature avec laquelle il est possible de cohabiter pacifiquement, d’autres créatures incarnent ses aspects les plus brutaux et les plus imprévisibles.
Géants et trolls : symboles de chaos et de danger
À l’opposé des elfes, souvent discrets et raffinés, se trouvent les géants et les trolls. Ces créatures massives et primitives représentent les forces brutes et destructrices de la nature islandaise : les éruptions volcaniques, les tremblements de terre et les avalanches. Ils sont le souvenir constant que le paysage, aussi magnifique soit-il, peut se révéler mortel.
Figures du chaos primordial
Dans la mythologie nordique, les géants, ou Jötnar, sont des êtres primordiaux, souvent en conflit avec les dieux d’Asgard. Ils incarnent le chaos originel que les dieux cherchent à ordonner. En Islande, cette image persiste. Les trolls, leurs cousins du folklore plus populaire, sont une menace plus directe pour les humains. Ils vivent dans les montagnes reculées, sortent la nuit pour chasser et n’hésitent pas à dévorer bétail et voyageurs imprudents. Leur intelligence est limitée, mais leur force est colossale.
Pétrifiés par le soleil
La plus grande faiblesse des trolls est la lumière du jour. S’ils sont surpris par les premiers rayons du soleil, ils sont instantanément transformés en pierre. Le paysage islandais est d’ailleurs parsemé de formations rocheuses spectaculaires qui, selon la légende, sont les restes de trolls pétrifiés. C’est le cas des célèbres stacks de Reynisdrangar, près de Vík, qui seraient deux trolls ayant tenté de tirer un navire sur la plage avant d’être surpris par l’aube.
Comparaison des créatures chaotiques
Caractéristique | Géants (Jötnar) | Trolls (Tröll) |
---|---|---|
Origine | Cosmique, êtres primordiaux | Terrestre, habitants des montagnes |
Intelligence | Variable, parfois très sages ou rusés | Généralement faible et brute |
Relation aux dieux | Ennemis jurés, mais parfois alliés | Aucune relation directe |
Menace pour les humains | Indirecte, à une échelle cosmique | Directe et physique (enlèvement, dévoration) |
À l’écart de ce conflit entre l’ordre et le chaos, d’autres êtres, plus discrets, jouent un rôle essentiel dans l’équilibre du monde mythologique grâce à leur savoir-faire inégalé.
Les nains : maîtres artisans de la mythologie nordique
Vivant sous terre, dans le royaume de Svartálfaheimr, les nains ou Dvergar sont les artisans et les forgerons par excellence de la cosmologie nordique. Contrairement aux elfes liés à la nature vivante et aux trolls liés à la roche brute, les nains sont les maîtres de ce qui se trouve sous la surface : les métaux et les pierres précieuses.
Les forgerons des dieux
Leur habileté est telle qu’ils sont les créateurs des plus puissants artefacts des dieux. Sans leur génie, les Ases auraient été démunis face à leurs ennemis. Leur réputation repose sur des créations légendaires, fruits d’une magie et d’une maîtrise métallurgique sans égales. Parmi leurs œuvres les plus célèbres, on trouve :
- Mjölnir : le fameux marteau de Thor, qui revient toujours dans la main de son lanceur.
- Gungnir : la lance d’Odin, qui ne manque jamais sa cible.
- Draupnir : l’anneau d’or d’Odin, qui produit huit nouveaux anneaux d’or toutes les neuf nuits.
- Le collier des Brísingar : le magnifique collier de la déesse Freyja.
Un caractère difficile
Malgré leur talent, les nains sont rarement dépeints comme des personnages sympathiques. Ils sont souvent décrits comme étant cupides, grincheux, et ne rendent service que contre une récompense substantielle. Ils incarnent l’idée que les plus grands trésors et les savoirs les plus profonds ne s’obtiennent pas facilement et ont toujours un coût. Leur rôle est fondamental, mais leur nature reste souterraine et secrète, à l’image des richesses qu’ils extraient de la terre.
Ces mythes anciens, des elfes aux nains, ne sont pas de simples reliques du passé. Ils continuent d’exercer une influence tangible et surprenante sur la société islandaise contemporaine.
Croyances modernes : l’impact des légendes sur la culture islandaise
Loin d’être cantonnées aux livres de contes, les croyances envers le Huldufólk continuent d’influencer la vie quotidienne en Islande. Qu’il s’agisse d’une conviction profonde, d’une tradition respectée ou d’une part de l’identité nationale, le peuple caché est toujours présent dans les esprits.
Quand le mythe façonne le réel
L’exemple le plus spectaculaire de cette influence est celui des projets de construction. Il n’est pas rare que des chantiers routiers ou immobiliers soient retardés, modifiés ou même annulés pour éviter de déranger une demeure elfique. Des médiums sont parfois consultés pour négocier avec les habitants invisibles et trouver un compromis. Si ces événements peuvent paraître surprenants pour un observateur extérieur, ils témoignent d’un profond respect culturel pour le folklore et le paysage. Une enquête de 2007 a révélé que si peu d’Islandais affirment croire fermement à l’existence des elfes, plus de 60% considèrent leur existence comme possible et ne voudraient pas prendre le risque de les offenser.
La transmission d’un savoir
Cette fascination culturelle est si forte qu’il existe même à Reykjavik une « école des elfes » (Álfaskólinn). Cette institution collecte et étudie depuis des décennies les témoignages de personnes affirmant avoir rencontré des membres du Huldufólk. Elle propose des cours aux touristes et aux locaux pour leur apprendre à reconnaître les différents types de créatures et leurs habitats. À la fin du cursus, les étudiants reçoivent un diplôme certifiant leurs connaissances en la matière. Plus qu’une attraction touristique, cette école est un conservatoire vivant du folklore oral islandais.
Les mythes et légendes islandais sont bien plus qu’un ensemble d’histoires anciennes. Ils forment le substrat culturel sur lequel s’est construite une partie de l’identité nationale. Le panthéon varié du peuple caché, des elfes gardiens de la nature aux trolls incarnant le chaos, en passant par les nains artisans, offre une grille de lecture symbolique du monde. Ces croyances, nées de la rencontre entre la mythologie nordique et les paysages uniques de l’Islande, démontrent une capacité remarquable à perdurer, influençant encore aujourd’hui la relation que les Islandais entretiennent avec leur environnement et leur propre histoire.